Depuis plus d'un mois l'archipel maorais est secoué par une grève historique. Le mouvement social qui secoue Mayotte rappelle que le colonialisme français est encore une réalité contemporaine. Extraits d’un article paru sur le blog de Saïd Bouamama.
… Le moins que l’on puisse dire c’est que nos journalistes, « spécialistes » et chroniqueurs divers ne connaissent pas la première vigilance de toute analyse objectivée : la contextualisation historique, économique et géostratégique.
De manière générale le problème de Mayotte est réduit à la question de « l’immigration clandestine » et de l’insécurité qu’elle susciterait. Une telle construction politique et médiatique du problème appelle logiquement une solution unique : renforcer le contrôle des frontières et la chasse aux sans-papiers. Une telle construction a en outre un effet de légitimation des politiques répressives contre les sans-papiers et les réfugiés dans l’hexagone.
L’association entre immigration et insécurité est, en effet, un des axes du discours du ministre de l’intérieur. La situation à Mayotte est mise en scène comme un avertissement alertant sur les dangers qui menaceraient l’hexagone si la « fermeté » contre « l’immigration clandestine » cesse d’être l’axe directeur de la politique migratoire française. Rappelons quelques éléments des contextes sans lesquels aucune compréhension de la situation n’est possible.
Sur le plan historique les quatre îles des Comores deviennent un protectorat français en 1886 puis un territoire d’outre-mer en 1946. A l’époque du colonialisme ascendant, personne ne songe à séparer Mayotte des trois autres îles de l’archipel. Comme le rappelle l’historien Alain Ruscio l’unité de l’archipel fait consensus… La géographie, la langue, la religion, les mouvements de populations, etc., attestent de cette unité de l’archipel.
L’histoire, les cultures et traditions, la langue et la religion sont quasiment les mêmes d’une île à l’autre. La composition et le rapprochement des îles sont aussi d’autres éléments renforçant le caractère unique des Comores… L’île qui, aujourd’hui, est rendue artificiellement française n’est distancée d’Anjouan que de soixante quinze kilomètres. Les habitants des quatre îles parlent tous la même langue, le Shcomori, qui est divisé en quatre dialectes légèrement différents […] à tel point que l’incompréhension totale entre eux est pratiquement impossible. Hormis la petite minorité chrétienne de Mayotte, la religion est également unique, l’islam sunnite et shaféïte…
En dépit de cette histoire et de ces facteurs communs d’une part et des résolutions des Nations-Unies d’autre part, l’Etat français orchestre la séparation de Mayotte du reste de l’archipel en 1976. Alors que le référendum d’autodétermination du 22 décembre 1974 se prononce de manière massive pour l’indépendance de l’archipel, l’Etat français décide unilatéralement de prendre en compte les résultats île par île et non sur l’ensemble de l’archipel. Lors de ce référendum d’autodétermination ce sont 94.57 % des Comoriens qui se prononcent pour l’indépendance. Seule l’île de Mayotte donne un résultat divergent avec 63,22 % de voix contre l’indépendance.
Malgré le positionnement des Nations-Unies pour une prise en compte des résultats sur l’ensemble de l’archipel, l’Etat français organise illégalement un référendum spécifique à Mayotte le 8 février 1976 donnant une couverture pseudo-juridique à cet acte de brigandage étatique. Le fait que 99.4 % des électeurs de Mayotte se prononcent pour le maintien de l’île dans la république française est pris comme justification pour justifier une balkanisation de l’archipel.
Une telle décision est une violation de la loi française du 23 novembre 1974 qui énonce dans son article 5 « que si le classement des résultats se fera île par île, la proclamation en sera globale ». (5) Elle est également une violation du droit international conduisant les Nations-Unies à condamner l’organisation des référendums du 8 février et du 11 avril 1976…
Cette résolution qui est adoptée par 102 voix contre une seule (celle de la France) et 28 abstentions sera régulièrement réaffirmée par de nombreuses autres résolutions des Nations-Unies…
Mayotte se situe à un verrou stratégique de l’Océan indien
Comprendre l’acharnement français à garder cette petite île suppose de prendre en compte les contextes économiques et géostratégiques. Mayotte comme les autres îles comoriennes se situent à un verrou stratégique de l’Océan indien. Elles sont situées sur la route du Cap par laquelle est acheminé le pétrole du Moyen-Orient vers les pays occidentaux. La découverte au début de la décennie 2000 d’importants gisements de pétrole et de gaz dans le canal du Mozambique c’est-à-dire la partie de l’océan indien située entre Madagascar et le Mozambique renforce encore l’importance géostratégique des îles comoriennes. Le maintien de Mayotte sous domination française permet ainsi de disposer d’une Zone Economique Exclusive (ZEE) de 200 milles nautiques.
Pour exactement les mêmes raisons l’Etat français refuse de restituer à Madagascar et à Maurice les « îles Eparses » qui se situent également dans le canal du Mozambique.
Ces 5 minuscules îlots faisant ensemble à peine 43.2 km2 ouvrent droit à des eaux territoriales pour la France. Le cumul des eaux territoriales de Mayotte et des îles Eparses permet à la France de disposer d’une ZEE de 636 000 km2 soit une bonne moitié de la superficie du canal du Mozambique…
En refusant de restituer à Madagascar ces îles l’Etat français viole une nouvelle fois le droit international. La résolution 34/91 de l’assemblée générale des Nations-Unies « invite le Gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le Gouvernement Malgache en vue de la réintégration des îles précitées, qui ont été séparées arbitrairement de Madagascar ».
La république de Maurice est également en conflit avec la France à propos de la souveraineté de l’île de Tromelin. Enfin, outre Mayotte, la république des Comores revendique également la restitution par la France des îles glorieuses.
L’importance de ces enjeux économiques et géostratégiques explique également pourquoi l’Etat français ne s’est pas contenté de se maintenir illégalement à Mayotte mais qu’il s’est également impliqué dans la déstabilisation de la jeune république comorienne. Il n’est pas inutile de rappeler ces épisodes du feuilleton françafricain qu’aucun grand média n’a mentionné dans la couverture du conflit actuel à Mayotte…
Ce pays où tout est à construire est l’objet d’un coup d’Etat soutenu par Paris à peine un mois après la proclamation de l’indépendance. Le président Ahmed Abdallah est destitué brutalement avec l’aide de Bob Denard et de ses mercenaires. Le crime du nouveau président était tout simplement d’être trop insistant auprès de l’OUA et de l’ONU sur la question de la restitution de Mayotte à la République comorienne. Trois ans plus tard on retrouve le même Bob Denard à la manœuvre pour une nouvelle ingérence française se traduisant par l’assassinat du président Ali Soilihi…
Les mercenaires de Bob Denard surnommé « le sultan blanc des Comores » ne quitteront plus le pays pendant plus d’une décennie. Ils encadrent et dirigent la garde présidentielle qui constitue un « véritable État dans l’État reconnaissable à ses uniformes noirs »… Le prix du retour au pouvoir que paye Ahmed Abdallah est logiquement un alignement complet sur les positions françaises en Afrique. Les Comores deviennent ainsi un des partenaires à l’Afrique du Sud de l’apartheid et la revendication sur la restitution de Mayotte se fait discrète.
L’assassinat d’Ahmed Abdallah en 1989 en présence de Bob Denard et de ses mercenaires ouvre une période d’ingérence encore plus intense. Le nouveau président élu en 1990, Saïd Mohamed Djohar soutenu dans un premier temps par François Mitterrand ose cependant se rapprocher de l’Iran puis de la Libye. Il sera, lui aussi, renversé par un nouveau coup d’Etat mené par le même Bob Denard en 1995. Cette fois-ci cependant de nombreuses voix dénoncent publiquement l’ingérence française, contraignant Paris à désavouer son « sultan blanc » :
… L’Etat français, par la bouche du Premier ministre Alain Juppé, tente d’abord de décliner toute responsabilité dans ce troisième coup d’Etat. Mais la pression internationale est telle que la France est obligée d’envoyer son armée récupérer ce militaire atypique qu’est Bob Denard. […] Au cours des deux procès tenus à Paris, le fils d’Ahmed Abdallah, Salim, un des commanditaires de ce putsch, et les mercenaires impliqués déclarent que le putsch de 1995 contre le président Djohar était décidé à l’Elysée et au ministère de la coopération. […] L’objectif a été atteint puisque, malgré l’intervention de l’armée française officielle et la capture de Bob Denard, le président Djohar n’est pas retourné aux Comores mais a été retenu contre son gré à la Réunion, département français, jusqu’à l’organisation de nouvelles élections.
En 1997 les îles d’Anjouan et Moheli font sécession avec le soutien discret de l’Etat français. Si Moheli rejoint rapidement la République fédérale islamique des Comores, celle d’Anjouan dirigée par Mohamed Bacar maintient l’abcès sécessionniste pendant plus d’une décennie…
L’objectif de l’Elysée est d’enterrer la revendication de restitution de Mayotte en menaçant de soutenir l’éclatement de la fédération comorienne. L’Etat-major de Bacar compte une nouvelle fois des mercenaires de l’ancienne équipe de Bob Denard. Le résultat est résumé comme suit par Pierre Caminade de l’association Survie : « Plus question de demander à la France de rendre Mayotte : la rendre à qui ? Ainsi, à partir de 1997, les Comores ne demandent plus que cette question soit traitée à l’Assemblé générale de l’ONU. Mission accomplie. »
Il faudra attendre mars 2008 pour que cesse cette menace sécessionniste par l’intervention conjointe de l’armée comorienne et de troupes de l’Union Africaine. Le président sécessionniste Mohamed Bacar fuit vers l’île voisine de Mayotte où il obtient l’asile politique.
La sécession de Mayotte d’une part et la déstabilisation permanente de la République comorienne d’autre part ont un triple effet. Une première conséquence est la production d’une image des Comores comme « République bananière » dans laquelle « assassinats » et « coups d’Etats » sont présentés comme faisant quasiment partie de la culture nationale. Le second effet est un « développement impossible » de la République des Comores se traduisant par une paupérisation croissante. Le troisième résultat est la production d’un flux migratoire structurel vers l’île de Mayotte.
Quelques chiffres suffisent à expliquer l’ampleur du flux migratoire vers Mayotte. Séparée par une distance d’à peine 75 kilomètre les situations se présentent comme suit : une mortalité infantile de 59 pour mille pour l’Union des Comores et de 15 pour mille à Mayotte ; une espérance de vie de 63 ans pour la première et de 75 ans pour la seconde. La différence de développement liée aux transferts de fonds français et européens rend inévitable ce flux migratoire massif. « On estime ainsi à environ 55 000 les Comoriens clandestins à Mayotte, soit un quart de la population mahoraise » résume le géographe François Taglioni en 2008.
Un rapport sénatorial de 2012 évalue entre 7000 et 10 000 le nombre de morts au cours de la traversée vers Mayotte
Depuis 1995 un « visa Balladur » est nécessaire pour se rendre à Mayotte. Il en découle les tentatives de passages sur des embarcations de fortune appelées kwassa-kwassa. Un rapport sénatorial de 2012 évalue entre 7000 et 10 000 le nombre de morts au cours de la traversée vers Mayotte depuis l’instauration du visa Balladur. Le choix colonialiste français de 1975 conduit ainsi à un meurtre institutionnel recommencé chaque jour. Ceux qui ont pu toucher le sol de Mayotte se retrouvent ensuite sans-papiers c’est-à-dire constituent une main d’œuvre corvéable à merci :
La déstabilisation des Comores creuse un fossé économique entre Mayotte et ses sœurs, en particulier Anjouan (Nzwani), la plus proche. Aucun succès économique ne peut pourtant être repéré sur « l’île française ». Seule la perfusion de l’aide financière française amène un considérable différentiel de revenus, qui aspire certains Comoriens des trois autres îles vers Mayotte pour y occuper des emplois subalternes, parfois dans des conditions de quasi-esclavage.
Ce fossé économique se double d’un autre fossé avec cette fois-ci le reste des départements français. Mayotte est ainsi le plus pauvre des départements français. Tous les indicateurs économiques soulignent ce second fossé dont le poids est en outre inégalement réparti selon l’origine et le statut des habitants. La structure pyramidale selon une ligne de couleur révèle ainsi le caractère colonial de la situation de l’île…
Le double fossé économique est créateur d’une situation intenable que le secrétaire départementale de la CGT Educ’action résume comme suit : « un îlot de pauvreté dans un océan de misère ».
Dans une telle situation les déclarations régulières de représentants officiels français pointant du doigt les « sans-papiers » comme responsable de tous les maux de Mayotte ne peuvent avoir qu’un effet : le développement des pratiques racistes. La concurrence organisée entre les « pauvres » et les « miséreux » débouche logiquement sur une hausse de la chasse aux « étrangers » c’est-à-dire en fait aux Comoriens.
L’année 2016 a vu ainsi croitre rapidement les pratique dites du « décasage » c’est-à-dire le délogement par la force de centaines de comoriens vivant à Mayotte par des Mahorais. Rappelons les faits :
De janvier à juin 2016, des collectifs informels de villageois mahorais se sont constitués pour « chasser » de chez eux leurs voisins, le plus souvent Comoriens, avec ou sans papiers, pour la seule raison qu’ils sont étrangers et occupent, au sein de bidonvilles, des terrains qu’on leur loue. Plus largement, les étrangers sont collectivement accusés d’être responsables de tous les maux de la commune et de l’île :
« vols [sic], agressions et meurtres [sic] au quotidien, climat de psychose installé, image de notre ile souillée, une économie meurtrie… », selon un des tracts diffusés. À une autre époque et dans d’autres lieux on aurait appelé de telles violences xénophobes des « pogroms ». Mais dans le 101ème département français ces événements se sont déroulés en toute impunité et dans l’indifférence (métropolitaine) quasi générale.
Le choix colonial français de 1975 débouche ainsi sur un monstre institutionnel ne pouvant que générer des crises à répétition. Le mouvement social de cette année n’est qu’une nouvelle conséquence du colonialisme français contemporain. Le déblocage de nouvelles subventions peut certes suspendre la crise mais en aucun cas en éradiquer les causes. Sans disparition de la situation coloniale les conséquences perdureront…
source 97Land